Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Vivre confinés
15 mai 2020

Souvenir d’épidémie : la grippe asiatique

 

 

par Annie Bertholet Dargent



En ces temps de confinement il me revient un souvenir d’une autre épidémie : celle de la grippe asiatique.

À l’automne 1957, j’avais dix ans et j’étais en cours moyen deuxième année dans le groupe scolaire Edouard Herriot, situé à l’époque dans le septième arrondissement de Lyon (une modification administrative intervenue quelques années plus tard l’a placé dans le huitième) dans un quartier populaire. C’était un double bâtiment moderne partagé symétriquement en deux, l’accueil des filles d’un côté, celui des garçons de l’autre, la mixité n’était pas encore à l’ordre du jour. Il était flanqué de deux grandes cours, récré séparée obligatoire. L’école maternelle avait été construite sur la même parcelle, un peu à l’écart du grand paquebot.

La grippe était sans doute là mais dans une indifférence quasi générale. Le quartier besogneux vivait toujours au rythme de ses cohortes d’ouvriers et d’ouvrières. Les rues s’animaient trois fois par vingt-quatre heures avec la ponctualité rigoureuse des équipes postées en trois huit des usines, Calor, Paris-Rhône ou Lenzbourg. Mon père et ma mère travaillaient eux aussi et nous les gamins étions à l’école ou au collège. Peut-être mes parents en parlaient-ils un peu à la faveur de la lecture de la Une du Progrès qui devait sans doute informer les Lyonnais de la situation.

La sournoise maladie avait cependant provoqué l’instauration, dès la rentrée des classes le 1er octobre, d’un rituel inhabituel. Avant de regagner les classes, à l’arrivée matin et après-midi, les maîtresses, les unes après les autres, menaient leur troupe aux lavabos. Le groupe scolaire disposait dans sa modernité de sanitaires en sous-sol, douches et lavabos, équipements qui avaient permis à la fin de la guerre d’improviser l’hébergement d’un hôpital militaire provisoire, mon père aimait à dire qu’il avait dormi dans nos classes...

C’était avec une discipline toute militaire que nous nous lavions les mains au rythme des claquements de mains de notre institutrice. Un premier ban et une première vingtaine d’élèves prenait place devant les rangées de lavabos, au second ban la maîtresse actionnait l’arrivée d’eau en nous intimait l’ordre de nous mouiller. Nous avions quelques courts instants pour le faire mais certains trouvaient malgré tout moyen d’éclabousser leurs voisins. Le temps de se mouiller les doigts, l’eau était coupée le temps d’un savonnage rythmé par une psalmodie monocorde : n’oubliez pas les poignets, le dos des mains, les ongles... Nous en ressortions une par une après un passage sous l’œil sévère de la maîtresse avant de reformer les rangs pour de monter en classe.

Mais un soir l’épidémie entra chez nous, elle était partie de Chine (déjà). Non pas qu’un membre de la famille ait succombé à ses avances, mais parce que mon père se retrouvait à garder un prisonnier hospitalisé dans le service des contagieux à l’hôpital Grange-Blanche baptisé depuis Edouard Herriot.

Je revois mon père appliquant à la lettre les consignes distillées par le personnel hospitalier de l’hôpital devant ses inquiétudes de père de famille soucieux de rapporter inopinément la maladie à la maison. Il arrivait puis comme toujours, il débouclait son ceinturon et son baudrier pour le déposer au-dessus du placard électrique, hors de portée des enfants à cause de son arme. Puis il se déchaussait, quittait son uniforme qu’il pendait à la patère accrochée derrière la porte d’entrée. Il empruntait ensuite le long couloir encombré d’un côté de nombreux portemanteaux où s’entassaient tous nos vêtements. Il franchissait le seuil de la cuisine-salle à manger-salon de douze mètres carrés où nous vivions, vêtu uniquement de son slip et son maillot de corps, puis traversait la pièce pour gagner l’évier situé dans le coin opposé. Pendant qu’il ouvrait l’unique robinet pour remplir d’eau froide la cuvette en émail réservée à la toilette, ma mère arrivait avec la bouilloire d’eau chaude pour achever de remplir le récipient. Il se saisissait alors du gros savon de Marseille posé en permanence dans un bol dans l’évier. Il s’en imprégnait longuement les mains et les avant-bras, en ajoutant de temps en temps un peu d’eau recueillie au creux d’une de ses mains. Il se frictionnait longuement jusqu’au coude. L’abondante mousse collait les longs poils dorés de ses bras et pour m’amuser li en faisait des touffes à la façon des moustaches d’un Dali que bien sûr personne ne connaissait à la maison. Après de longues minutes, il se rinçait une première fois dans l’eau trouble de la cuvette puis la jetait. Il recommençait l’opération une autre fois. Ensuite il se lavait la figure. Le moment venu ma mère lui tendait un torchon confectionné dans de la toile à matelas. Il s’essuyait longtemps, prenant parfois le temps, pour me faire rire, de tirebouchonner un coin de tissu et de faire mine de sécher l’intérieur de ses oreilles à la façon de Stan Laurel ou Oliver Hardy, je ne me souviens plus lequel. Puis il enfilait une chemise et un pantalon propres et enfin il m’embrassait.

Je n’ai aucune idée du temps que dura de ce rituel mais il installa dans notre quotidien l’habitude du lavage de mains.

Les consignes « coronavirus » répétées à l’envi sur toutes les chaînes de radio ou télévision ont réveillé ces souvenirs. Parfois même j’ai l’impression d’entendre en lieu et place de la voix anonyme le « va te laver les mains » répété à longueur de journée par ma mère tout au long de mon enfance.

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Vivre confinés
  • Blog à vocation temporaire créé par l'Association pour l'autobiographie (APA) pour accueillir vos témoignages au jour le jour en ce temps du "vivre confinés". http://autobiographie.sitapa.org
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Comment contribuer à ce blog

Adresser votre texte (saisi en word, sans mise en page, en PJ à votre mail) à l'adresse :

apablog@yahoo.com

- Envoyez si possible une image (séparément du texte)

- Précisez sous quel nom d'auteur il doit être publié

- Il est préférable que le texte ne soit pas trop long... pour en rendre la lecture plus aisée

L'activité de ce blog a pris fin le 1er juin 2020. Il reste néanmoins disponible à la consultation.

Newsletter
Archives
Vivre confinés
Publicité