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Vivre confinés
28 avril 2020

Chronique confinée 7

par Peka


24 avril 2020

Confinement jour 39

Dehors ce soleil dont on ne sait s’il est réconfortant ou obsédant selon qu’il aide à supporter le confinement ou qu’il appelle à s’en libérer pour aller vers le monde malgré les risques.

Hier soir Dn., le cousin de JDS., lui a téléphoné. Il expliquait comment, avec sa compagne, ils ne se sentaient pas enfermés dans leur maison, parce qu’ils ont à faire, parce qu’ils ont un jardin. Je les envie un peu.

J’ai fini le Ernaux. JDS. va le lire à son tour. Il y a dans la difficulté d’Ernaux à raconter cet épisode de sa vie, toute la difficulté à parler de sexualité, encore aujourd’hui, au regard de la société. Non pas tant la honte qu’un interdit. Cela ne se raconte pas, c’est une face cachée de l’existence. On peut en rire, plaisanter, mais pas en faire le récit circonstancié. Tout de suite c’est franchir une limite, s’exposer intimement.

En plus de mes contacts réguliers au téléphone, les circonstances m’ont remis en relation avec d’autres amis. Ce fut CP. et toujours le même plaisir d’entendre sa voix, de savoir qu’il est encore là. et toujours la contrariété de ne pouvoir aller le voir. J’ai également eu Pt. au téléphone. Et nous parlons comme si nous l’avions déjà fait la veille alors que je ne l’ai pas appelé depuis au moins un an. Je voudrais pouvoir aller faire le tour de mes amis en province.

*

27 avril 2020

Confinement jour 42

Les jours s’étirent, passent, semblables les uns aux autres. Il y a un peu comme un abandon à ce temps, même si au fond de moi sourd toujours la révolte contre l’enfermement.

Je m’inquiète de savoir si tout est en ordre chez moi, si je vais retrouver mon appartement comme je l’ai quitté.

Chaque jour j’essaie d’avancer des projets, ce que j’appelle « mes chantiers ». Mais parfois cela me fait penser à ces maisons qui n’en finissent jamais d’être en construction, qu’on voit et revoit en parpaings, avec des ouvertures sans fenêtres et sans portes, en attente de toiture. Comme si elles ne devaient jamais être habitées. Je passe beaucoup de temps avec mon journal. Il y a ce que j’écris de nouveau et il y a les heures que je passe à numériser des carnets anciens, à corriger, mettre en forme, documenter ce qui l’est déjà. Mon objectif reste de faire un dépôt à l’APA lorsque je serai suffisamment satisfait du résultat, mais parfois je me demande si j’y arriverai. Combien de temps me reste-t-il ? Je voudrais au moins parvenir à faire la saisie de tout ce que j’ai écrit depuis le 31 décembre 1969. J’écris la date pour éprouver la résonance qu’elle provoque en moi. Cela ne me paraît pas si lointain dans l’absolu et puis je réalise que JDS. qui est à côté de moi avait seulement deux ans et demi. Et quand je pense à tout ce que j’ai vécu durant ces cinquante années, c’est bien peu au regard d’existences autrement plus voyageuses et aventurières que la mienne. Et cependant je mesure également la distance entre l’adolescent plein de désirs, chargé de questions, prisonnier de son éducation et des complexes qui allaient avec et le vieux monsieur qui voudrait ne pas l’être — vieux ! — pour apprendre encore, découvrir toujours, ne rien se refuser au prix de prendre des risques.

Interrogation permanente : que restera-t-il de moi à travers ce journal ? Non pas moi au sens de ma petite personne qui n’a d’intérêt, s’il en est, que pour quelques proches. Moi au sens de l’homme lambda de ces décennies, ce dont ces pages témoignent sans que le nom qui s’y attache ait grande importance. Quand j’envoie ces pages de maintenant au blog Vivre confinés, le temps de notre enfermement et que je les signe Peka, ça ne trompe personne qui me connaît. Cet anonymat très relatif, c’est juste une façon de s’effacer derrière les mots pour leur laisser le champ libre de la mémoire collective. J’ai toujours en tête la marque des ouvriers sur les pierres des cathédrales, marque qui servait à la comptabilité, mais qui ne signait rien de personnel quant au monument exceptionnel auquel ces hommes contribuaient.

Nous avons tous un ego, moi comme les autres. Nous avons tous un peu d’orgueil, parfois de vanité et il faut faire avec. L’important n’est pas là. C’est l’illusion d’une devanture, d’une exposition superficielle et inutile. L’important, c’est la création, c’est ce que chacun fait réellement qui apporte une pierre à l’humanité et lui permet de se prolonger positivement. Mettre des noms sur cela, c’est secondaire.

Comme toujours ces propos n’engagent que moi. D’autres vivent avec une identité troublée, marquée de doutes et de secrets. C’est le cas d’Emmanuel Carrère dont je viens de lire Un roman russe. Carrère fait partie du panthéon de JDS. qui revient souvent à lui, à ses livres qu’elle possède tous ou presque. L’homme est sans doute assez invivable, l’écrivain est de la meilleure trempe. Je ne connaissais de lui que La moustache pour l’avoir lu, il y a longtemps. Un roman russe est un livre autrement plus puissant et important. Il mêle, selon ce qui est devenu l’habitude de Carrère depuis longtemps, des parts diverses de son existence : la recherche de son grand-père maternel au cours de voyages en Russie dont il tirera le film Retour à Kotelnitch, film que JDS. m’avait fait voir au début de notre histoire, aux démêlés difficiles d’une relation amoureuse intense qui ne résistera pas à sa jalousie caractérielle et à sa personnalité torturée.

Tout ce qui pourrait être confus là-dedans se lit sans difficulté. Car, j’y reviens toujours, l’essentiel en littérature, c’est la langue. Et celle de Carrère fait partie de ces écritures qui se délient l’air de rien quand, à y réfléchir, elles sont le fruit d’un travail de longue haleine. Aucune ostentation, aucun bavardage, aucun jugement péremptoire, c’est une langue qui va et si l’auteur se dénude, il le fait sans hypocrisie, sans être dupe de lui-même. Il le fait par nécessité de se reconnaître dans le cercle de son histoire familiale et personnelle. Déjà j’ai ajouté trois autres titres à lire prochainement dans la pile de la table de chevet.

Une des passions qui traverse Un roman russe, c’est la jalousie. Un sentiment dont je me suis toujours défendu. Non pas que je ne l’ai pas éprouvé. Ce fut le cas avec deux de mes compagnes, mais comme toujours j’ai gardé cela pour moi, je ne l’ai quasiment jamais évoqué ailleurs que dans ce journal. Car, plus que ma douleur, j’exècre l’expression de la jalousie, j’exècre la maladie qu’elle est. Ma tante, récemment disparue, était une jalouse de ce type.

Manque de confiance en soi ou en l’autre ? Besoin possessif de l’être cher ? Volonté maladive d’asservir autrui ? Tout cela est aux antipodes de ma conviction que chacun doit être libre, adulte et consentant, ce qui m’a toujours conduit, malgré le sentiment de jalousie que j’ai pu éprouver passagèrement, à m’en tenir au silence et au repli sur soi.

Avant-hier, nous avons vu un très beau film russe en replay : Une grande fille de Kantemur Balogov qui date de 2019. C’est l’histoire de deux jeunes femmes, Iya et Masha, qui, dans le Leningrad ravagé de 1945, tentent de se guérir des traumatismes de la guerre et de redonner un sens à leur vie. Au-delà du propos initial qui est intéressant, la réussite du film de ce jeune réalisateur tient à des acteurs remarquables, à des personnages forts y compris les personnages secondaires, et à des images qui, pour certaines, sont de véritables tableaux.

Tout à l’heure, je faisais du tri dans mon ordinateur et j’ai retrouvé cette image de Julien Benhamou qui photographie les danseurs. À voir Léonore Baulac élancée dans le ciel avec la grâce d’un oiseau planant et le geste d’offrande de son partenaire, je me suis dit que rien n’était perdu d’avance, que nous allons nous retrouver et construire cette société plus humaine dont nous rêvons. Utopie ? Aussi réelle qu’un nuage apaisant, que le sourire de mon amour.

 

chronique_confinee7

Photo Julien Benhamou - Léonore Baulac et François Alu

 

 

 

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