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Vivre confinés
25 mai 2020

Correspondre aujourd’hui

 

par Anne Poiré


 

Je viens de courir vers Patrick, en train d’améliorer le coin de notre jardin de la paix, entre rochers et plantes ensoleillées, et je lui ai dit, le cœur battant : « Patrick, je viens de recevoir une lettre de toi, que tu m’as écrite il y a deux ans ! »

En plus c’est dimanche, aujourd’hui, c’est la fin de l’après-midi. Pas de passage du facteur.

Il est allé s’asseoir, intrigué, du côté du bassin à poissons rouges, et là, j’ai ajouté : « Elle a été publiée, il y a plus d’un an ! » Sa surprise a été à la hauteur de l’émotion que je venais de vivre, et que je vis toujours, d’ailleurs.

Je crois que mon récit va sembler décousu, sera long. Je ne peux en brûler les étapes. C’est tellement incroyable !

D’abord il me faut préciser que notre rencontre, en 1984, a été marquée, dans ses premières semaines, par un échange de correspondance que d’aucuns traiteraient d’exaltée. Elle a permis, surtout, de poser les bases de ce que furent les plus de trente années qui allaient suivre. Cet homme, si secret, si discret, m’envoyait des lettres de quinze ou seize pages, parfois bien davantage. Les 800 kilomètres qui nous séparaient expliquaient ce mode opératoire, et notre situation, nos 22 ans de différence d’âge, sa vie, organisée sans moi, et la mienne, sans lui. Nous avons échangé une correspondance d’une densité, d’une poésie, d’une... bref, des lettres d’amour, comme tous les couples, sans doute, aimant écrire, peuvent en rédiger, et c’était vrai de lui comme de moi.

Désormais, nous sommes plus que réunis, fusionnels, ensemble tout le temps, et les lettres sont du même coup devenues plus rares, même si j’aime, parfois trouver en rentrant des courses, par exemple, un petit mot, sur la table, m’indiquant où retrouver mon prince. Je me plais également à lui en laisser un, avant de m’éclipser de mon côté. Autre forme de correspondance... Devenus plus ordinaires, je ne date pas ces billets, et pire encore, ne les conserve même pas tous ! Et pourtant, nous ne nous aimons pas moins...

Je tourne, je dévie, l’essentiel n’est pas là. L’important, c’est que je dois ce jour à R. C. – à C. D.G. et à l’APA, également, une merveilleuse, irremplaçable émotion.

Reprenons.

Confinée, pas du tout déconfinée encore, depuis le mois de mars, j’ai le moral un peu fragilisé, ces jours-ci. Sans doute une angoisse souterraine, qui vient me balayer le cœur, à l’idée, justement, que le télétravail risque de s’arrêter dans huit jours. Le ministre nous dira, dans quelques heures maintenant, ce qu’il en est. J’expédie peut-être ce soir (pour le lundi 25 mai), l’avant-dernier mail et cours à mes chers élèves. Le dernier sera, serait, pour jeudi, et puis, la semaine prochaine, nous arrêterons peut-être le distanciel pour passer au présentiel, nouveaux mots à la mode. (Pourquoi un « c » à distanciel, et un « t » à présentiel », puisqu’il est question de distance et de présence, avec chaque fois la même consonne ? R. R. peut-être pourrait me l’expliquer. Bref, je louvoie, je le sens. Trop émue encore par ce vécu si frais pour vous le raconter en ligne droite.

R. C. a eu une heureuse initiative, il y a deux ans déjà : lancer un questionnaire, sur le rapport à la correspondance. Je passe les détails, sinon c’est un roman que je vais vous écrire pour vous raconter tout... Mais bon, en gros, déjà, je lui ai répondu par la poste en avril 2018. Nous avons échangé deux mails à ce sujet, dont un qui garde trace d’un événement important pour moi : je craignais de tarder à lui répondre car je venais de subir une petite intervention, sans importance, mais comme je n’ai aucune expérience hospitalière hormis ma banale appendicite de la toute petite enfance, c’était pour moi une Aventure. Le fait est que je lui répondis dès le soir même, puis cinq jours plus tard...  En juin, la même année, c’étaient les Journées d’Ambérieu ! ô merveilles : des rencontres, des rires, des connivences, c’est toujours tellement riche. Le thème de l’année, Les correspondances de gens ordinaires, allait être développé entre le 22 et le 24 juin.

Je ne peux détailler ici tous ces moments, la rencontre avec N. G. D. et son compagnon, photographe, le dépôt qu’elle a fait, les retrouvailles avec P. L., les rires notamment avec M.L, F.B.J.... En particulier lorsque cette dernière a lu quelques lettres tirées au hasard du sac postal qui avait été mis à notre disposition, pour que chacun puisse déposer le courrier de son choix, rédigé dans le cadre des ateliers d’écriture des Journées, ou ailleurs, librement, pendant ces trois jours. J’ai présenté notamment le travail de mémoire – familial - que j’ai réalisé, en plusieurs tomes, en m’appuyant bien sûr sur la correspondance amoureuse échangée entre mes parents : public « en sympathie », je me suis sentie gorgée d’énergie.

Et puis le temps passe. En mars 2019 est publié le Cahier de l’APA n°68, suite à l’enquête de R. et C. En principe, dès que je reçois La Faute à Rousseau, ou Les Cahiers de l’APA et plus encore les Garde-Mémoire, je les dévore, de la première à la dernière page. Je suppose que ce que je vivais en mars 2019 était trop difficile... Ou bien l’ai-je commandé avec retard, pas même dès qu’il est sorti ? Il me semble que, y compris pour l’acquérir, j’ai tardé ! Un jour, en tout cas, il est arrivé. Furtivement, j’ai glissé ce cahier dans la pile à lire, et d’urgent et récent, il est devenu de plus en plus ancien, abandonné, presque, j’en ai honte.

 

Poiré 25 mai A


Non pas oublié, mais attendant son heure.

Ce n’est pas faute d’intérêt, promis juré. Mais cet automne hiver 2019 – suite de ce printemps 2019 - a été très perturbé, et c’est ainsi, les piles chez moi poussent plus vite que les orties. La revue est passée tout au-dessous !

Il a fallu le confinement, il a fallu ce vendredi 13 mars 2020 de retour du lycée sans connaître la date de l’éventuelle reprise, pour que je me fixe un objectif de rangement démesurément ambitieux : venir à bout du tas papier, des centaines – milliers - de mails en retard, venir à bout de tout...

J’ai peu rangé durant ces deux mois, à vrai dire, toujours trop occupée, à trouver des activités à mes yeux plus intéressantes et urgentes. Mais, tout de même, l’amoncellement de messages électroniques comme celui dit « papier », a baissé. Considérablement. Et même assez vite, finalement, puisque, presque chaque jour, depuis bien un mois, peut-être même davantage, avec ce grand beau temps, je descends au jardin, un livre, un cahier dans lequel écrire, un stylo, ET Correspondre aujourd’hui – Une enquête de l’APA enfin retrouvé à la main.

Peut-être est-ce parce que j’avais tant de retard, je ne peux guère m’expliquer ce qui s’est produit, pourquoi j’ai tant tardé... La date était ancienne. Je ne fonctionne jamais ainsi. Je lis toujours les publications de l’APA tout de suite. Et de la première à la dernière page, dans l’ordre.

Je peux le dire, j’avais vu – mais quand ? - que ma réponse du lundi 19 mars 2018 était publiée, aux pages 36 à 43 : Un rapport bien personnel à la correspondance. Je dois avouer que, curieusement, je ne l’ai pas encore relue ! Là encore, voilà qui ne me ressemble pas ! Je vais le faire, promis. Sans doute ce premier jet, pulsionnel, pas vraiment travaillé, qui se retrouve ainsi publié me rappelle-t-il mon premier lien avec P. Lejeune : j’ai répondu à un questionnaire de sa part, je me suis à peine relue, je l’ai posté, et non seulement j’ai été publiée grâce à lui pour la première fois aux éditions du Seuil, mais surtout, je suis entrée dans cette grande famille qu’est l’APA.

Chaque jour, depuis plusieurs semaines, je sors mon Cahier n°68, et je ne le lis pas, et surtout pas dans l’ordre. Je survole une ligne ou deux. Paf. Je le repose. Je ne peux expliquer ce phénomène. Et tout à l’heure, puisqu’il me faut faire court, ici, je ne détaille pas, pourtant j’en aurais à dire, moral dans les chaussettes, impression que rien ne sert à rien, que la vie est parfois compliquée, que sais-je, bref, un de ces moments où on a besoin d’un remontant et qu’on sait qu’on ne le trouvera nulle part, tout en souriant avec L’histoire de France vue par San Antonio, livre de poche acheté à l’époque où les francs existaient encore, et qui lui aussi a traîné, attendant son heure et son jour, j’attrape d’une main molle ce Cahier exceptionnel, et soudain, mon cœur cesse de battre : c’est page 27.

Page 27.

Le 5e exemple de textes trouvés dans le sac postal d’Ambérieu en Bugey. Une mention en italique précise (Un mot d’amour...). Et là je comprends que Patrick m’a écrit, cette année-là, aux Journées de l’APA. Je suis la destinataire qu’il s’est choisie. Il a été contrairement à moi toujours prolixe, d’une sobriété qui lui ressemble, allant à l’essentiel, notre essentiel à nous. Je le reconnais, pleinement. Je rougis.

Poiré 25 mai B


Voilà qui fait remonter un souvenir. Encore associé à la correspondance. J’ai animé longtemps des ateliers d’écriture dans une médiathèque. J’avais suggéré, un jour, comme piste d’écriture, de rédiger une lettre que l’on n’avait jamais envoyée, ou jamais reçue, au choix. Je me souviens de cette dame, veuve depuis peu, qui nous a lu, en larmes, dans un silence chargé d’émotion, un texte fulgurant.

Son mari ne lui avait JAMAIS écrit, de sa vie, et elle avait toujours espéré, attendu, rêvé. Et maintenant il était mort. C’était trop tard. La lettre qu’elle a imaginé qu’il aurait pu lui écrire, ou celle dans laquelle elle lui expliquait sa frustration, sa blessure, je ne sais plus, au juste, cette lettre a suscité des pleurs dans les yeux de tous ceux qui étaient là, et des années après, certains participants m’en parlent encore, bouleversés.

J’ai revu cette femme, un peu plus tard. Elle tenait à me dire... Elle était si émue ! Touchée jusqu’à l’os. La vie est parfois tellement romanesque. Son mari... Elle venait de retrouver, en rangeant, dans sa maison... Il lui avait écrit. Elle avait enfin trouvé les lettres tant attendues.

Les avait-elle oubliées ? Ne les lui avait-il jamais envoyées ?

Eh bien, cet après-midi, je viens une fois de plus de me faire rattraper par le réel, si incroyable. Si proche de la fiction ! On me le raconterait, le croirais-je ?

Patrick m’a écrit une magnifique lettre d’amour. Et je l’ai reçue DEUX ANS après, juste au parfait bon moment. Juste quand j’en ai tellement besoin.

 

Poiré 25 mai C


La correspondance, avec mes élèves, nous en avons vu le sens avec le roman épistolaire de Montesquieu Lettres persanes. Et puis, tout récemment, voilà que chez Baudelaire, il en est à nouveau question, mais cette fois, c’est ce lien, cette alchimie, de tous les sens : synesthésie absolue, ils ont découvert comment tous les chemins de la perception, en alerte, peuvent merveilleusement s’amplifier les uns au contact des autres. La vue, le toucher, le goût, l’odorat, le passé, le présent, le futur. Tout se mêle, et les mots sont là, pour tenter de dire.

Je voudrais remercier l’APA, pour ce saisissement ! J’aurais déjà été très émue en juin 2018, puis en mars 2019, mais alors là, en mai 2020, c’est une apothéose !

MERCI chère APA !

Merci cher blog « Une invitation à écrire : Vivre confinés ». Sans cet espace, en ce « temps d’exception », tous ces textes écrits ces jours-ci n’existeraient pas.


 

Dimanche 24 mai 2020

 

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