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Vivre confinés
20 mai 2020

Rousseau confiné

 

En août 1743, Jean-Jacques est en route pour Venise, où il va être secrétaire de l’Ambassadeur de France, mais la peste va suspendre son voyage :  il est bloqué à Gênes par une quarantaine de trois semaines. Il fait dans les Confessions (Livre VII) le récit allègre de la manière dont il a choisi un confinement particulier au sein du confinement général. Si heureux fût-il dans son lazaret, il reconnaît à la fin avoir provoqué par sa lettre à M. de Joinville une invitation à un séjour plus plaisant…

 

"C’était le temps de la peste de Messine. La flotte anglaise y avait mouillé, et visita la felouque sur laquelle j’étais. Cela nous assujettit en arrivant à Gênes après une longue et pénible traversée, à une quarantaine de vingt et-un jours. On donna le choix aux passagers de la faire à bord, ou au lazaret dans lequel on nous prévint que nous ne trouverions que les quatre murs, parce qu’on n’avait pas encore eu le temps de le meubler. Tous choisirent la felouque. L’insupportable chaleur, l’espace étroit, l’impossibilité d’y marcher, la vermine, me firent préférer le lazaret, à tout risque. Je fus conduit dans un grand bâtiment à deux étages absolument nu, où je ne trouvai ni fenêtre ni lit ni table ni chaise, pas même un escabeau pour m’asseoir ni une botte de paille pour me coucher. On m’apporta mon manteau, mon sac de nuit, mes deux malles ; on ferma sur moi de grosses portes à grosses serrures, et je restai là, maître de me promener à mon aise de chambre en chambre et d’étage en étage, trouvant partout la même solitude et la même nudité.

 

Genova-1810ca-acquatinta-Garneray

Vue de Gênes, aquatinte d'Ambroise Louis Garneray, vers 1810.
(Wikipedia)


Tout cela ne me fit pas repentir d’avoir choisi le lazaret plutôt que la felouque, et comme un nouveau Robinson je me mis à m’arranger pour mes vingt-et-un jours comme j’aurais fait pour toute ma vie. J’eus d’abord l’amusement d’aller à la chasse aux poux que j’avais gagnés dans la felouque. Quand à force de changer de linge et de hardes je me fus enfin rendu net, je procédai à l’ameublement de la chambre que je m’étais choisie. Je me fis un bon matelas de mes vestes et de mes chemises, des draps de plusieurs serviettes que je cousus, une couverture de ma robe de chambre, un oreiller de mon manteau roulé. Je me fis un siège d’une malle posée à plat et une table de l’autre posée de champ. Je tirai du papier, une écritoire ; j’arrangeai en manière de bibliothèque une douzaine de livres que j’avais. Bref je m’accommodai si bien qu’à l’exception des rideaux et des fenêtres j’étais presque aussi commodément à ce lazaret absolument nu qu’à mon jeu de paume de la rue Verdelet. Mes repas étaient servis avec beaucoup de pompe ; deux Grenadiers la baïonnette au bout du fusil les escortaient ; l’escalier était ma salle à manger, le palier me servait de table, la marche inférieure me servait de siège, et quand mon dîner était servi, l’on sonnait en se retirant une clochette pour m’avertir de me mettre à table. Entre mes repas, quand je ne lisais ni n’écrivais, ou que je ne travaillais pas à mon ameublement, j’allais me promener dans le Cimetière des Protestants qui me servait de cour, ou je montais dans une lanterne qui donnait sur le port et d’où je pouvais voir entrer et sortir les navires. Je passai de la sorte quatorze jours, et j’y aurais passé la vingtaine entière sans m’ennuyer un moment, si M. de Joinville, Envoyé de France à qui je fis parvenir une lettre vinaigrée, parfumée et à demi-brûlée n’eût fait abréger mon temps de huit jours : je les allai passer chez lui, et je me trouvai mieux, je l’avoue, du gîte de sa maison que de celui du lazaret. Il me fit force caresses. Dupont son secrétaire était un bon garçon qui me mena tant à Gênes qu’à la campagne, dans plusieurs maisons où l’on s’amusait assez, et je liais avec lui connaissance et correspondance, que nous entretînmes fort longtemps. Je poursuivis agréablement ma route à travers la Lombardie. Je vis Milan, Vérone, Bresse, Padoue, et j’arrivai enfin à Venise impatiemment attendu par M. l’Ambassadeur. »

 

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Commentaires
A
Je viens d'en enregistrer la lecture pour une "capsule vidéo" pour mes élèves : merci de nous avoir signalé cet extrait tellement d'actualité...
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A
Quelle verve, ami Jean-Jacques ! Merci d'avoir exhumé cet épisode d'une fort intéressante actualité...
Répondre
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