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Vivre confinés
18 mai 2020

Chronique confinée 9

 

par Peka


Samedi 9 mai 2020

Confinement jour 54.

Nous étions ce matin, JDS. et moi, attablés pour le petit déjeuner, à discuter d’Emmanuel Carrère dont j’ai commencé à lire D’autres vies que la mienne, un livre bouleversant dès le début. Et je me disais qu’avec un auteur comme lui, il n’est plus besoin d’écrire des romans tant la réalité est sublimée par l’écriture. C’est bien sûr ce qu’il fait depuis longtemps, c’est ainsi qu’il a trouvé sa voix, mais c’est aussi, à le lire, toute l’inutilité d’une part de la fiction qui devient évidente.

Je suis heureux que JDS. m’ait conduit à le lire et de partager avec elle le goût qu’elle a pour Carrère. Nous lisons tous les deux beaucoup (j’ai noté onze titres en avril !), mais nous ne lisons pas de la même façon et je crois que nous n’attendons pas la même chose de la littérature. J’ai du mal à expliquer cela, à trouver les mots. Je sais que, de plus en plus, j’attends d’une lecture qu’elle me permette d’accéder à une langue. Non pas que je n’accorde aucun intérêt à l’histoire, aux personnages, mais c’est la langue qui me les rend accessibles, qui me parle d’eux, qui me raconte le livre. Tous les faits, les ambiances, les enchaînements du récit me paraissent ternes s’il n’y a pas cette présence de la langue pour me les dire. Je me plonge dans une atmosphère, une musique sans toujours retenir des détails auxquels JDS. s’attache jusqu’à être capable de s’en souvenir longtemps après les avoir lus.

*

Il va falloir sortir pour aller chercher des masques dans un magasin point-relais. Première sortie depuis le 16 mars et déjà une épreuve avant même que nous l’ayons faite. En d’autres temps, je me serais peut-être mis en colère, j’aurais fait la tête. Aujourd’hui je me plie aux contraintes comme si de rien n’était et j’attends que passent ces moments difficiles. Cela relève de la gestion quotidienne de la crise sans engager grand-chose de ce que nous sommes.

Mes vraies préoccupations sont ailleurs. Elles tiennent à l’avenir social, économique et politique de notre existence. Entre ceux qui prédisent avec certitude que plus rien ne sera comme avant et ceux qui pensent que tout sera bien vite oublié, où se situer ? Je voudrais croire que cette crise serve de leçon, je voudrais croire que les mentalités changeront, mais je l’ai déjà écrit, je reste très dubitatif. Les gens voudront ne plus avoir à y penser et tous ceux qui auront laissé des plumes dans l’affaire ne penseront qu’à se renflouer : hommes d’affaires et de finances, entreprises et commerces, gent politique.

 

chronique_confinee9

*

Ça y est ! Nous l’avons faite cette première sortie et le ridicule ne nous a pas plus tués que le Covid 19. Pas beaucoup de gens dans la rue et une minorité portait un masque. JDS. m’a répété plusieurs fois : « C’est comme ça », en évoquant les contraintes de ce masque et des autres précautions à prendre. Soumission que je ne partage pas. Et je pense de nouveau à Cécile Reims que j’écoutais dans une vidéo sur le Net et qui disait qu’elle avait toujours été rebelle et qu’elle ne cesserait jamais de l’être, même à 91 ans. Ajoutant : « Quand j’entends “C’est comme ça”, eh bien non justement, ce n’est pas comme ça. » Et son refus vient me réconforter lorsque je ravale mes désaccords à tout ce qui nous est imposé comme si cela allait de soi, sans autre alternative.

Je suis là, assis sagement, à la table, mon carnet dans une main, mon stylo dans l’autre. Ma colère est profonde de ne pouvoir exprimer ailleurs qu’ici, ce que je pense, de devoir passer sous les fourches caudines de consignes infantilisantes et de craintes réelles autant que mal fondées.

Je ne suis pas un vieux monsieur de 67 ans qui n’en a rien à faire des autres et de lui-même. Je ne suis pas inconscient des risques liés à la maladie. Pour autant, face à cela, rien ne sert de tomber dans une outrance protectrice qui, à terme, pourrait nous fragiliser au lieu de nous sauver. J’ai trop vécu pour craindre tout.

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Avant d’entreprendre la lecture d’un nouveau Carrère, j’ai lu Le Chagrin de Lionel Duroy. 730 pages pour raconter son parcours dans cette famille impossible qu’est la sienne. Duroy, depuis 1990 et la parution de Priez pour nous, n’a jamais cessé de revenir par l’autofiction à son histoire familiale et à tout ce qu’elle a provoqué dans son histoire personnelle. Il n’est pas un grand styliste et néanmoins, il a une plume suffisamment alerte pour tenir le lecteur jusqu’au bout et lui faire partager ses aventures et ses émotions. Et puis il sait camper des portraits, tel celui de ses parents, couple qui devient de plus en plus improbable à mesure que les bouts de ficelle de son père vont à l’encontre des rêves de grandeur de sa mère. Sans que jamais cela ne les sépare et n’enlève au désir qui les conduira à avoir dix enfants. Univers social d’aveugles, conventions de classe d’une noblesse déchue et d’une bourgeoisie imbue d’elle-même.

Peut-être Duroy aurait-il pu faire plus court. Son récit reste courageux, il relève, on le comprend, d’une nécessité personnelle jusqu’à exposer son entourage et recevoir en retour des reproches, des rejets de ce dernier. Conséquences assumées, avec douleur parfois pour s’offrir une libération difficile de ce lourd passé.

En le lisant, je me demandais jusqu’à quel point nous sommes tous tributaires de la recherche de notre enfance perdue. Avons-nous peur de nous perdre en vieillissant ? Refusons-nous ainsi d’avouer que nous craignons d’être oubliés ? Ce sera sans doute notre lot. La mémoire que j’entretiens de mes parents, de mes grands-parents, des lignées familiales, des gens que j’ai connus, à quoi tout cela sert-il ? Et me l’auraient-ils demandé s’ils l’avaient pu ?

*

Alors que j’écris cela, je reçois un appel de FG. auquel je ne réponds pas. Les dernières fois que je l’ai eue en ligne, elle m’a agacé. Voilà quelqu’un qui ne nous laissera pas de souvenirs favorables à sa personne. Lorsque nous l’évoquons, c’est toujours pour revenir à ce qu’elle avait de caricatural dans le groupe de poésie. Orgueil vaniteux, jalousie, pingrerie, elle a toujours alimenté les railleries à force de s’y prêter sans conscience du ridicule. Pour ma part, j’ai toujours su conserver des rapports cordiaux avec elle, mais je n’ai jamais pu aller jusqu’à l’amitié tant ses travers m’ont toujours éloigné d’elle par ailleurs. Et la suffisance de sa poésie aurait suffi s’il n’avait fallu que cela. Et dans le même temps, je ne lui veux pas de mal, j’espère pour elle qu’elle n’est pas complètement isolée dans sa tour et son grand âge.

Mardi 12 mai 2020

Dimanche matin, deuxième sortie pour aller nous promener durant plus d’une heure dans les rues et revenir en passant par la gare, les lieux qui nous sont déjà des repères. Les jambes n’ont pas souffert, nous avons marché sans difficulté.

Hier c’était le début de la reprise et de la levée progressive du confinement. Mais nous sommes loin du compte avant que la vie sociale, économique et la vie de loisirs ne retrouvent un vrai mouvement. JDS. a repris le travail hier, à distance, dans son salon et déjà elle s’agace, se contrarie de la manière dont sont menées les relations par certaines de ses collègues.

Hier soir nous avons fait un aller-retour chez moi. Rien n’y avait bougé, la porte donnant sur l’extérieur a été réparée, ma boîte aux lettres ne débordait pas et tout était resté en place pour me rassurer. Ai-je eu pour autant envie de rester là-bas au lieu de revenir ? Non, j’ai de quoi lire et écrire ici, de quoi me distraire. Et surtout j’ai la vie partagée avec JDS. Je mesure à quel degré sa présence est précieuse quand je reviens en arrière dans mon existence.

*

Depuis deux mois, j’ai travaillé à mon journal, continué à numériser des pages qui ne l’étaient pas, j’ai mis en ordre d’autres pages et je voudrais poursuivre ce projet de numérisation plus régulièrement et de façon plus soutenue. Si aujourd’hui tout va bien ou presque pour moi, qu’en sera-t-il demain ? J’ai un âge où ma santé peut chanceler rapidement et je veux maintenant pouvoir déposer mon journal à l’APA. Mes contributions au blog Vivre confinés ne sont sans doute pas étrangères à ma détermination.

*

J’étais en pleurs, hier matin, en terminant la lecture du livre de Carrère, D’autres vies que la mienne. Ces pleurs me sont venus en lisant les pages où il raconte la fin de Juliette, la sœur de sa compagne. Une jeune femme de trente-trois ans, mère de trois filles encore jeunes, qui s’éteint d’un cancer venu la rattraper après qu’elle ait déjà été malade à l’âge de dix-huit ans.

C’est certainement le livre le plus empathique que j’ai lu de Carrère. Je disais hier à JDS. que je suis heureux que nous l’ayons en commun, un peu comme un trésor partagé.

Mercredi 13 mai 2020

La poésie n’a pas été la première de mes lectures depuis le début du confinement et je me suis tenu seulement à l’écriture de deux textes en regard de dessins de JL. sans rien terminer d’autre. Mais elle est toujours présente à mon esprit et je suis toujours habité par le désir d’avancer en écriture, même si je ne sais quelle retenue psychologique m’empêche de le faire.

Jeudi 14 mai 2020

Je me lève seulement. Je suis réveillé depuis 6 h 30, j’ai déjeuné avec JDS. et passé le reste du temps au lit à lire. J’ai commencé La vie vagabonde de Lawrence Ferlinghetti. Ferlinghetti a 101 ans, il vit toujours à San Francisco, participe encore aux activités de la librairie City Lights qu’il a fondée en 1953 et de la maison d’édition qui va avec.

Parcours exceptionnel de cet homme qui fut le compagnon de route et l’éditeur de Kerouac, Ginsberg, Burroughs et tous les auteurs de la Beat Generation. Je retrouve sous sa plume la vivacité de ces auteurs, l’allant d’une liberté d’esprit qui a su bousculer les convenances.

*

Hier j’ai travaillé à mettre de nouveaux fichiers sur ma liseuse dont j’ai retrouvé l’usage avec la lecture d’un manuscrit de B. C’est un outil plus confortable que l’écran de l’ordinateur pour lire de longs textes et il est plus maniable que ce dernier. J’y télécharge des classiques que je veux découvrir ou relire. Ainsi le Indiana de George Sand, des titres de Maupassant, plus contemporain les Carnets de Camus. J’y mets aussi des poèmes que j’aime particulièrement après avoir converti les fichiers au format adéquat.

C’est ainsi que j’ai ouvert de nouveau cette anthologie personnelle que j’intitule à la façon d’Éluard, Le meilleur choix de poèmes est celui que l’on fait pour soi. Si j’ai supprimé quelques textes pour lesquels je n’ai plus d’attrait, je mesure combien je peux en ajouter qui n’y sont pas et qui sont venus nourrir ma passion pour la poésie.

*

Promenade hier soir dans les rues. De nouveau le plaisir de marcher, d’être dehors, mais également la frustration de ne pouvoir entrer dans une boulangerie pour acheter un pain, dans une maison de la presse pour acheter des magazines, l’agacement de devoir s’écarter des personnes qui viennent en face de nous. J’entends bien par ailleurs qu’il faut prendre encore toutes les précautions nécessaires pour se protéger du virus qui menace toujours chacun d’entre nous. Faut-il pour autant se laisser envahir jusqu’à l’obsessionnel par les dangers qu’il fait encourir ? J’ai envie de vivre, de respirer, de sortir de cette coquille confortable et protectrice autant qu’elle est anémiante et emprisonnante.

Télérama publie cette semaine un entretien avec Ariane Mnouchkine dont l’aventure théâtrale se poursuit depuis les années soixante. Elle exprime sa colère, que je partage, face aux mesures gouvernementales, du moins quant à la façon parfois erratique et très maladroite avec laquelle elles ont été prises et annoncées. Et surtout à la question de savoir si elle craint un État liberticide que cette crise favoriserait, elle rappelle cette petite histoire de la grenouille : « Si on la plonge dans l’eau bouillante, elle saute immédiatement hors de l’eau. Si on la plonge dans l’eau froide et qu’on chauffe très doucement cette eau, elle ne saute pas, elle meurt, cuite. C’est l’eau fraîche de la démocratie que, petit à petit, on tiédit. » Combien elle a raison et combien cette histoire illustre beaucoup de nos existences ! Nous nous laissons gagner par une apathie démissionnaire quand il nous faudrait être sans cesse sur le qui-vive face à l’insidieux d’agressions qui n’apparaissent pas comme telles. C’est épuisant et je suis loin d’être le dernier à manquer de vigilance. Plus encore je m’agace parfois de ceux qui alertent en permanence nos consciences, contre ceux qui prônent la révolte absolue. Mais la colère de Mnouchkine me parle. Sa colère contre les gouvernants qui veulent nous endormir pour mieux régner sur nos volontés, sa colère contre les haines que réveille et accentue le confinement, sa colère contre ce que cette crise risque d’enlever à l’art et à la joie de vivre.

Samedi 16 mai 2020

Nouvelle promenade hier dans les rues de la ville. Et nos visages masqués qui font lever la tête aux petits enfants, se demandant quels sont ces zombis ahurissants qui passent.

Je vais de jour en jour, en essayant de ne pas me perdre dans des pensées déprimées ou coléreuses. Ferlinghetti écrit : « L’habitude d’une vie se casse facilement, une fois que la chose dont elle découle est oubliée, une fois qu’on s’en est affranchi. Révoltez-vous et vous vivrez ? » Avons-nous vraiment cassé nos habitudes ? Retournerons-nous à notre vie d’avant ? Saurons-nous nous améliorer ? Que de doutes !

*

Les amis téléphonent, écrivent quand ce n’est pas moi qui le fais. C’était ED. avant-hier, B. ce matin et cet après-midi Sr. et MS. pour une réunion de travail afin de remettre notre association sur les rails. Un beau projet de livre se dessine pour l’automne et nous allons aider à cette publication. Les nouveaux outils de communication mis en place ont conduit à un nombre conséquent d’adhésions et la reprise après les mois de confinement justifie plus que jamais notre existence et notre soutien à la maison d’édition.

*

J’ai lu hier deux courts récits publiés par un ami sur Amazon qui propose une plate-forme éditoriale. Je déplore qu’une entreprise pousse l’intérêt commercial jusqu’à l’indécence de laisser éditer n’importe quoi à n’importe quel prix. Cela rejoint la colère qu’avec d’autres nous avons depuis longtemps contre l’édition à compte d’auteur, l’arnaque que cela représente. Je sais le besoin impérieux qu’on peut éprouver d’écrire et d’être lu. Mais tout aussi importante est la nécessité de se contraindre à une mise à distance. Quand j’encourage les poètes qui veulent être publiés, à passer par les revues c’est dans ce sens que je le fais. Notre ego ne nous donne pas forcément du talent et même une écriture talentueuse a besoin de regards extérieurs. Picasso disait que l’art c’est 10 % de talent et 90 % de travail. Il savait de quoi il retournait. Notre société de commerce à outrance, de relations faussées par les réseaux sociaux, ouvre la porte à toutes les vanités, à toutes les suffisances, à toutes les confusions. Notre existence ne peut se suffire d’un ego surdimensionné et j’exècre ceux qui profitent de cela. Ils ravalent la création à ce qu’elle a de marchand alors que le confinement nous a montré combien elle est autrement existentielle.

 

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Commentaires
T
Sur les chemins fleuris des mots, il est agréable de suivre les traces de vos pensées. <br /> <br /> Caminante (...) se hace camino al andar ...
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