Les cerises de la maman de G.
par Anne Poiré
G. a mis un mot sur sa page Facebook, parce que, cette année, sa maman, âgée de 92 ans, ne va pas manger les savoureuses cerises de son jardin. Elle habite en pleine campagne, mais elle a peur du coronavirus et a décidé qu’elle irait en acheter... au supermarché.
C’est sûr que c’est plus fiable !
G. habite à l’autre bout de la planète... Il a dû en parler longuement avec elle au téléphone, en vain. Il ajoute : « En fait, à son âge, elle est un peu têtue, je crois. »
Elle a entendu « quelque chose » à ce sujet « aux informations ».
G. pense qu’elle a confondu. Le journaliste a dû dire qu’à cause de la crise du Covid-19, les producteurs manquent de ramasseurs, de main d’œuvre. Et elle en a conclu que c’est en raison du coronavirus sur les cerises que les vendeurs de fruits ne peuvent ou ne doivent recruter personne. Quant à dire à un voisin de venir les cueillir : pas question, cette dame n’est pas un assassin ! Elle ne va pas laisser mourir quelqu’un à sa place.
J’ai pensé aussitôt à maman, toute fière de m’expliquer qu’elle respectait au mieux les distances de sécurité : en plein confinement, quand elle prenait son véhicule pour se rendre à la boulangerie, elle restait « bien à trois mètres de toutes les autres voitures... » Elle avait parfaitement compris les consignes.
Elle a continué à recevoir des visites, quasi-quotidiennes : les gens sont si bienveillants, avec une personne de grand âge. Mais elle n’osait guère se rendre dans son jardin, encore moins sur son balcon, convaincue que ce « sale machin », le fameux « méchant microbe », comme elle l’appelle, peut s’attaquer à n’importe qui, de façon sournoise. Impossible de lui expliquer cette histoire de gouttelettes, de rapports avec autrui et de risque que l’on peut éviter, si l’on n’a pas de contact.
D’ailleurs, elle ne comprend toujours pas pourquoi la coiffeuse était fermée, ces dernières semaines, un peu comme si cette dame avait osé lui imposer un vilain caprice.
Quant à la boulangerie, maman a été choquée – le mot est faible - que la vendeuse ait dû installer une grosse chaîne pour empêcher certaines personnes indélicates de trop s’approcher d’elle. Malgré toutes nos explications, ma mère n’a pas saisi. C’est comme si la boulangère ne lui faisait pas confiance, alors qu’elle-même est tellement attentive. Et même, depuis peu, elle porte : « Tu sais, Anne, ce qu’on se met sur le nez. »
Eh oui : un masque.
J’ai beau lui dire que sur la bouche, c’est bien aussi, elle n’a pas intégré ce mot, et le définit toujours de la sorte : « Ce qu’on place sur son nez ».
Je ne me fais plus autant de souci qu’il y a deux mois, et suis – presque - sûre qu'elle est immunisée : sauf si elles avalent de travers un noyau de cerise, la maman de G. comme la mienne devraient passer cette crise sans anicroche.