Dates, dents de scie et soulagement

par Anne Poiré

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Montagnes russes émotionnelles : c’est l’effet produit par ces dates incertaines, qui changent régulièrement. Je suis sortie ce mercredi 29 avril pour la première fois depuis la mi-mars, soi-disant faute de provisions, mais en réalité... pour me préparer à l’après-confinement. Certes, nous commencions à manquer de réserves. Qu’en sera-t-il fin mai ? Avec tout ce que nous avons acheté, je ne mettrai plus le pied dehors d’ici là. Chacun sa façon de vivre cette période. Je sais, je suis extrêmement prudente, sans doute. Mais tellement soulagée de l’intervention du Premier Ministre hier, ce mardi 28 avril, que je n’en reviens toujours pas qu’il m’ait ainsi offert au moins quinze jours encore de répit, véritable sursis : pour l’instant les lycées ne reprennent pas, et nous verrons ce qu’il en sera fin mai. Épée de Damoclès à peine retenue par le fragile élastique d’un masque anti-Covid, ce délai peut sembler dérisoire. Il est énorme.

Il me faut pourtant me projeter, psychologiquement, vers ce que d’aucuns appellent le déconfinement. Ce sera surtout la suite du confinement. Les dates en changent régulièrement : il a été question du 11 mai, puis du 18, et désormais, grâce à l’intervention de notre Premier Ministre hier après-midi à l’Assemblée Nationale, la reprise du lycée sera négociée, discutée « après fin mai », susceptible pourquoi pas d’être repoussée à septembre. Sauf que le ministre de l’Éducation Nationale Jean-Michel Blanquer a affirmé que les épreuves orales auraient bien lieu et ce 29 avril, il persiste... Dans mon mail du 5 avril aux élèves, je leur expliquais : « Je pense que vous avez bien compris que vous travaillez pour vous, pour l’après Covid-19, pour la suite de vos études et pour votre vie d’adulte. Lorsque je vous ai écrit vendredi 3 avril pour vous parler des annonces du ministre, j’ai été touchée par plusieurs de vos réactions : "Oui j'ai vu cela mais je ne compte pas arrêter de travailler, pour montrer que je suis motivé." Ou "J’ai bien entendu ce que le Ministre a dit, il faut quand même continuer à travailler la mémoire." Vous avez compris l’essentiel ! BRAVO. » N'empêche, nous pourrions utiliser notre énergie pour renforcer la langue, la pensée, la culture générale, mieux qu’un bachotage stérile, pour un exercice purement scolaire. Alors, reprise : quand ? Avec ou sans oral masqué, surtout ?

Ce jeu des dates qui changent sans arrêt ne serait rien s’il ne créait du stress. J’avoue que je vis bien le confinement, j’aime rester à la maison, avec Patrick, j’apprécie le télétravail, le lien avec les élèves, par écran, mails et téléphone interposés. Lorsqu’il a été question de reprise, j’ai commencé à pâlir. Le 11 mai me semblait bien trop prématuré. Le 18 aussi. Égoïstement, j’ai été soulagée, hier. Si nous n’avons pas de télévision, nous écoutons attentivement sur notre ordinateur les « points d’étape » du Président, de ses ministres, avec grand intérêt. Comme si notre vie en dépendait... Honte à moi, je me suis réjouie de ne pas être une institutrice condamnée à reprendre très bientôt, avec des petits, incapables de respecter les gestes barrières, surtout que ces derniers jours la presse évoque une nouveauté : des troubles graves affecteraient aussi les jeunes enfants... Juste après l’allocution d’Édouard Philippe, je recevais d’ailleurs ce message de C. : « J’ai une collègue à qui son toubib a dit que non, elle n’est pas à risque... elle a eu une leucémie... mais elle est guérie... elle est diabétique, mais pas insulino-dépendante... Va comprendre... » Puis « On nous culpabilise tellement... » Enfin : « Le truc c’est que l’on n’a aucune idée du nombre de gamins qui vont venir... et que les collègues vont se retrouver dans un beau merdier... ils ne souhaitent pas tant que ça y aller... Juste pas le choix... » Elle enseigne en maternelle : retour annoncé le 11. Moi, au lycée, je n’essuierai pas les plâtres. Honte de mon soulagement, pourtant réel. Ouf ! Je ne ferai pas partie des premiers à tester la re-circulation du virus. Ouf ! Je ne transmettrai pas d’emblée à Patrick un risque potentiel. Ouf ! Et là je suis confuse de l’allègement de mes angoisses : d’autres passeront avant moi.

Je les plains.

En attendant, mes Premières sont rongés par l’anxiété. L. m’écrit, elle aussi, juste après l’intervention du Premier Ministre : « Bonjour madame, j’espère que vous allez bien. (...) je m’inquiète pour l’oral et j’ai du mal à savoir comment ça va se passer (...). » Ils subissent déjà cette année une réforme difficile, un nouveau programme, imposé à la va-vite, modifié au dernier moment. Ils ont dû passer des « E3C », épreuves quasi fantômes, aux notes d’ailleurs assez effrayantes. Et maintenant, ils attendent de savoir si oui ou non, M. Blanquer, le ministre de l’Éducation Nationale va se décider à annuler un face à face, direct, fin juin début juillet, alors que l’école est fermée depuis le vendredi 13 mars.

Du positif, pourtant, dans cette étrange période ? Le lien, établi avec les élèves. Un peu de sucre, de Chantilly, de chocolat sur mon égo. En témoignent des messages comme ce dernier, émouvant, stimulant : « Merci madame, je comprends que c’est aussi compliqué pour vous que pour nous. Je vais donc continuer de travailler dans ce sens-là. Merci pour votre bienveillance en tout cas vraiment, je pense que mon confinement et le travail à la maison auraient été beaucoup plus difficiles sans vous et votre précieuse aide. C’est pour cela que je vous remercie beaucoup, vous souhaite une bonne journée et à bientôt je l’espère. L. »

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(Mercredi 29 avril et jeudi 30 avril 2020)