Souvenirs de Madame No
par Catherine Bierling
L’été 2019, arrivant dans ma maison des Cévennes, je guette le passage familier de Madame No (orthographe douteuse, mais ce patronyme lui va si bien !)
Madame No a quatre-vingt-treize ans, elle rejoint chaque début de soirée sa copine qui a le même âge et habite de l’autre côté de la rue, pour leur promenade quotidienne.
Mais ma voisine m’apprend que Madame No est tombée récemment dans son appartement, qu’elle a été emmenée par les pompiers, soignée, puis installée dans un Ehpad par ses enfants inquiets, et que, probablement, elle n’en sortira plus.
Et voilà que le soir suivant, je l’aperçois qui grimpe la rue abrupte. Elle s’appuie lourdement sur sa canne, petite, menue, le dos rond, lunettes noires sur ses yeux de malvoyante, toute seule.
Je la vois réapparaître, une heure plus tard ; elle a donc fait le « grand tour » du village. Elle redescend la rue avec mille précautions, s’arrête souvent au bord pour reprendre son souffle, s’assied sur la barrière de bois, juste en face de sa ruelle qui monte en marches d’escalier.
On se demande si elle va y arriver, se tenant prêts à intervenir. Mais elle se remet debout, traverse la rue, s’agrippe à la rambarde et disparaît de notre champ de vision.
Les petites-filles de J.M., qui habite en bas de la rue, sortent de la cour pour vérifier qu’elle a bien réussi à regagner son logis.
Le matin suivant, je la revois faire le tour du village accompagnée d’une jeune femme avec qui elle cause avec animation. Aide sociale ? Famille ? Sans doute a-t-elle refusé l’Ehpad avec l’énergie du désespoir et exigé d’être ramenée dans sa maison de village.
Quoi qu’il en soit : Madame No est de retour !
Le soir même elle reprend ses promenades avec sa copine, - elles sont allées à l’école primaire ensemble - tout en jacassant comme des pies, et s’arrêtant devant les maisons où les gens prennent le frais sur le pas de la porte. À Jacqueline qui l’interroge sur sa santé, elle répond d’une voix guillerette : « après mon opération du genou, le médecin m’avait conseillé de marcher, alors je marche ! »
Chère Madame No, je ne peux pas rejoindre mon village des Cévennes ce printemps, mais je pense souvent à vous et j’espère de tout cœur que vous faites toujours vaillamment chaque soir le tour du village malgré le confinement, que ce maudit virus fera un grand détour, vous épargnera et que vous profiterez encore un peu de votre maison, de votre village, de votre copine et de tout ce qui vous donne cette force et cette envie de vivre…