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Vivre confinés
5 avril 2020

Ma maman, au temps du coronavirus (4)


par Anne Poiré


Dans la semaine, elle a eu la visite de son ami d’Ennery, JM B. Elle m’a raconté, tout sourire, au téléphone, « Tu te rends compte, il a fait cinq kilomètres juste pour savoir si j’allais bien ! Eh bien, il est vraiment trop gentil... Vraiment gentil... » Dix minutes, à me répéter sur tous les tons que JM était d’une gentillesse exemplaire. Je me demandais ce qu’il avait fait de si gentil. « Eh bien, quand j’ai ouvert la porte, il n’a pas voulu entrer, il venait juste voir comment j’allais, et quand j’ai voulu l’embrasser, tu vois comme il est gentil, il m’a dit : « Non Lisbeth, non », il s’est contenté de me serrer la main. » Tu vois, il est vraiment gentil ! »

La preuve... Maman n’avait toujours pas la conscience de la propagation du virus.

Le dimanche suivant, c’étaient les élections. Elle a accepté de ne pas aller voter. Mais c’était bien parce que le président, Monsieur Macron lui-même, avait parlé dans son discours du jeudi soir des personnes de plus de 70 ans à protéger un peu plus que les autres.

Eh bien, depuis, je l’avoue, je me suis fâchée combien de fois contre maman ? Le ton monte, je n’arrive pas à me faire entendre. Période où nous devrions être plus patients que jamais, plus tendres, plus gentils... Plus à l’écoute et prévenants. Plus dans la douceur, la tendresse, l’amour. Surtout pas dans le heurt. Mais c’est difficile ! Si difficile. Comment lui faire entendre raison ? Même par amour... impossible. J’ai d’ailleurs abdiqué, désormais. Advienne que pourra. Maman sera peut-être éternelle, plus vaillante que le coronavirus ? Immunisée, par tous ceux qui l’entourent...

Je peux donner ici quelques exemples des chocs successifs qui ont bousculé notre relation, en l’espace de quelques jours. Quelqu’un de gentil s’est dit que maman, à plus de 90 ans, n’avait peut-être pas d’imprimante, et lui a glissé dans sa boîte aux lettres une « attestation de déplacement dérogatoire. » Quelle bonne idée. En trois exemplaires. Elle en a conclu que « Tu vois, Anne, on a bien le droit de sortir ! » Et pan... « Je t’assure, c’est légal, on a reçu ce papier... » Elle pense que c’est la mairie qui a distribué ce document officiel. Preuve que l’on peut sortir. Le mot « dérogatoire » n’arrive pas à son cerveau... Impossible de la faire rester chez elle.

Elle est allée, le dimanche suivant, acheter UN pain, et des gâteaux, pour l’éventuelle visite qui viendrait la voir. J’ai eu beau lui ressasser, « Mais non, maman, tu ne peux plus avoir de visites, c’est illégal, on n’a pas le droit de venir te voir... » Elle me rit au nez. Elle sait bien, elle, qu’on peut continuer à lui rendre visite, d’ailleurs, nombreux sont ses gentils amis qui continuent à sonner à sa porte. Ce fameux dimanche matin, en plein confinement, elle a pris sa voiture, et « Tu vois, je respecte bien les règles, je suis restée à plus de trois mètres de toutes les voitures ! » Par peur de la contamination. Preuve qu’elle a bien compris... Par contre, dans le commerce, les distances... « C’est impossible, tu le sais bien ! » C’est même pour cette raison, maman, que je ne sors plus. Mais comment lui faire entendre raison ? Elle a une vie sociale dont je devrais me réjouir, plein d’amis, mais du coup, trop de relations ; trop de gens bienveillants : depuis le confinement, chaque jour, viennent la voir. Elle a toujours plusieurs contacts quotidiens. Pas un. Pas peu. Plusieurs... J’essaie de l’accuser d’égoïsme, lui dire qu’elle est une propagatrice, qu’elle diffuse le virus, peut-être, sans le savoir. Elle me rit au nez. Et son environnement lui confirme que je suis abusivement inquiète, à tort.

Comme cette ancienne infirmière, à la retraite, « Tout de même, Anne, c’est une infirmière, elle sait bien ce qu’elle fait ! », qui vient la voir, gentiment, pour savoir comment elle va et pour qu’elle ne s’ennuie pas... Pour passer l’après-midi. « Une infirmière, tout de même, Anne ! » Maman ne comprend pas que ce sont des contacts. Elle décide aussi que puisqu’on ne peut plus aller la voir, il faut qu’elle écrive. Nous lui avons déconseillé de continuer. La boîte aux lettres se trouve au bout de la rue, elle a dit à l’une de mes sœurs, hier, fière d’elle : « J’y suis allée en courant, un mouchoir sur le nez, parce qu’on ne trouve plus de masques, en pharmacie. » Ma sœur a essayé de lui faire comprendre que courir, ce n’était pas non plus une bonne idée. Si elle tombe, qui va la ramasser ? Qui s’occuperait d’elle aux urgences, en cas de chute ? Et à quoi bon le mouchoir posé sur son nez ? Elles ont fini par rire au souvenir de la scène... Mais maman va continuer à écrire, même si j’essaie de lui dire qu’ainsi, elle peut contaminer les pauvres postiers. Son facteur est « tellement gentil » : avec lui, elle ne risque rien. Elle ne comprend pas ce que je tente de lui expliquer, le virus n’a rien à voir avec la gentillesse, il est sournois, invisible.

Il faut dire, la première semaine du confinement, qu’a-t-elle fait, la sainte femme ? Elle est sortie ! Au moins une fois, après elle n’a plus osé me raconter... « Une dame du village a perdu son fils, handicapé. Tu te rends compte, la pauvre ! J’ai appelé Mme K. Nous avons covoituré. Elle est venue à la maison, montée dans ma voiture, c’est moi qui ai conduit, et nous sommes allées, tu vois comme je suis raisonnable, juste déposer un courrier dans la boîte aux lettres de cette pauvre femme. C’est tout, juste un aller-retour. Pas plus. Nous n’avons rencontré personne. » Sauf que Mme K. et maman ont blagué, dans la même petite voiture, le temps d’un aller-retour, et peut-être même un peu avant et après, sur le pas de la porte, ou le temps de boire un café ensemble. Comment faire comprendre à maman la gravité de la situation ? Pour elle, mais aussi pour les autres. Elle serait prête à faire venir R., mon neveu, son petit-fils, pour le moindre « caprice », l’ordinateur qu’elle ne maîtrise plus très bien, la porte d’entrée qui ne veut plus fonctionner (mais la serrure lui joue des tours depuis des mois et soudain ce serait urgent ?), un masque, qu’elle veut avoir, pour pouvoir sortir.

mondeestmamaison


Hier soir, 1er avril, et hélas ce n’était pas un poisson, elle m’a dit, ravie : « J’ai fait une belle promenade, un grand tour, dans le village, ça m’a fait du bien de prendre l’air ! » Elle me l’a répété trois fois. Je n’ai même plus explosé. J’attends qu’un gendarme l’arrête, lui dise de rentrer chez elle. Je voudrais qu’on lui mette une amende ! Mais qui grondera une dame de son âge ? Elle a bien sûr croisé du monde, parlé à des gens, dans leur jardin... Elle ne comprend pas qu’en restant chez elle, elle sauve des vies, sans même parler de la sienne.

Impossible de lui faire entendre raison. Alors bien sûr, c’est difficile de lui en vouloir, elle est âgée, elle ne cesse de nous parler de la guerre, et du fait que, de de toute sa vie, elle n’a jamais eu connaissance d’une situation pareille. Mais tout de même, qu’elle fasse un effort !

J’ai le cœur qui bat avant de l’avoir au téléphone, chaque jour, j’ai même sauté un jour, la semaine dernière, de peur de me fâcher contre elle, qui ne veut pas entendre qu’elle met les autres en péril.

J’ai aussi téléphoné à la mairie, un matin, lundi dernier, je crois. Puisque « Madame le Maire » sait, peut-être la croirait-elle plus que nous ? L’édile m’a écoutée, m’a dit qu’elle l’appellerait. Dans ma tête, c’était pour lui expliquer de ne pas sortir, d’éviter tout contact. Eh bien... je ne sais si maman a rêvé ou si c’est la réalité, ma mère m’a dit qu’elle avait reçu la visite ! oui, la visite... en chair et en os... de quelqu’un de la mairie. Bien sûr, ce n’était pas du tout mon but ! Je voulais que maman évite les contacts, et là encore la bienveillante mairie comme les bienveillants amis de maman viennent la voir, multiplient les contacts, et donc les risques. Je m’arrache les cheveux, et si de mon côté je respecte scrupuleusement le confinement, je sais que ma maman, elle, n’en fait qu’à sa tête.

Je suis épuisée par les gens « bienveillants », tellement gentils, qui viennent la voir. C’est désespérant !

Maman me raconte comment elle parle au voisin, depuis le jardin. À quelle distance ? Elle a quand même réussi à le faire venir chez elle avant-hier, en plein confinement toujours, pour examiner son problème de serrure à la porte d’entrée. Cette porte est défaillante depuis des mois. Mais soudain, c’est très important de réparer cette fermeture. Ou un prétexte pour rencontrer des humains, en vrai. En même temps, maman se plaint presque de recevoir trop de coups de téléphone, elle passe, comme nous, son temps en ligne. Pas isolée, donc.

Mais même pendant la guerre, elle sortait.

En attendant, depuis bientôt trois semaines, elle ne me parle plus de son tri, qui n’avance pas, de ce qu’elle va emporter, ou non, dans sa « nouvelle maison ». Je me demande si elle a conscience du nombre de morts dans les EHPAD en quelques jours, notamment en Lorraine... 570 dans le Grand Est, nous a-t-on dit, hier. C’est là qu’elle habite... Deux tiers des établissements sont touchés par le Covid-19 : heureusement qu’elle n’a pas eu de place avant cet épisode ! Mais penser qu’elle prend des risques, à s’offrir le tour du village, comme elle l’a fait hier, alors qu’elle a une grande maison, un jardin, la possibilité de marcher chez elle... cela me donne des frissons. Et mon impuissance, à ce stade, me ronge. 411 établissements pour personnes âgées sur les 620 de la région Grand Est sont touchés. Le coronavirus a tué près de 1 600 personnes dans cette région depuis le début de la pandémie... dont ces fameuses 570 victimes. Comment, en ce temps de confinement, expliquer à ma maman qu’elle se conduit comme une petite fille, à refuser le confinement strict, à continuer à avoir des contacts, bref, à prendre des risques ? Et à en faire prendre aux autres !

Demain je remplirai encore ce journal, ce blog pour l’APA, non plus pour vous parler de ma maman. Mais pour évoquer tous ces gens, autour de moi, qui ne respectent pas non plus le confinement de façon stricte. Je le fais de manière scrupuleuse mais me sens tellement minoritaire... Tous ont de bonnes raisons, ou l’inconscience, pour eux. Et je m’énerve, je me fâche. Je ferais mieux d’être zen... Mais c’est plus fort que moi, je me sens si impuissante avec ma maman que j’essaie de raisonner les autres, ceux que j’ai au téléphone, amis, voisins, collègues, et même mes élèves... 

Ce qui est terrible, c’est qu’en général, pour ne pas dire tout le temps, c’est vain.

Le fait qu’il y ait tous ces morts, en une journée, ne suffit pas à affoler. On croit toujours que ce sont les autres qui vont mourir. À l’instant, jeudi 2 avril, le dernier bilan est de plus de 4 000 morts en France, mais on nous rappelle que le chiffre dans les maisons de retraite n’est pas encore officialisé. Je n’ose y penser.

 

 

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