Ma maman, au temps du coronavirus (2)
par Anne Poiré
Juste préciser aussi autre chose, c’est qu’avec Patrick, avec qui je partage ma vie, nous avons été alertés très tôt sur ce qui est en train d’advenir. Nous avons fait une exposition à Hanoi en 2005. Nous avons alors rencontré une charmante vietnamienne, heureusement francophone. Nous sommes restés en lien avec elle. Ce 3 janvier 2020, elle nous a envoyé ses vœux. Elle parle rarement de sa vie personnelle. Exceptionnellement, elle s’est épanchée. Très fatiguée, parce que sa maman était hospitalisée, elle a dû beaucoup s’occuper d’elle.
"Bonjour Anne et Patrick
Je vous souhaite une très bonne année 2020, pleine de bonheur et de joie!
Je vais bien, mais épuisée. Ma mère est malade depuis deux mois. Elle a eu une pneumonie, la dengue, puis la grippe A, puis l’insuffisance rénale. Après un mois et demi passé à l’hôpital, elle est rentrée chez elle mais pas complètement guérie. Les médecins estiment que c’est mieux pour elle de rentrer à la maison pendant un certain temps avant de finir le traitement dans un mois. Je dois m’installer chez elle depuis deux mois, même durant son hospitalisation, car sa maison est située beaucoup plus proche de l’hôpital que mon appartement. J’ai engagé quelqu’un, mais même à deux, c’est toujours épuisant. J’espère pouvoir vous donner des informations plus optimistes bientôt.
Je vous embrasse tous les deux"
Je n’indique pas le prénom de notre amie : elle habite un pays autoritaire... où sans doute ce Covid-19 est un secret d’Etat. Nous ne voulons pas qu’elle ait des ennuis. Donc, deux mois avant la Chine, le Vietnam était déjà touché... Notre amie nous a involontairement décrit le Covid-19 avant même qu’on n’en parle, en Europe, à propos de la Chine. Par contre, lorsqu’il a été question de Wuhan, nous avons établi le lien...
Je vous rassure, sa maman a fini par sortir de l’hôpital... Le 9 février, notre amie nous a écrit :
"Merci Anne et Patrick
Heureusement, ma mère va beaucoup mieux. Elle devrait aller à l'hôpital demain pour des examens mais vu la situation, je préfère retarder ce rendez-vous. Pour l'instant, chez nous, ce n'est pas chaotique, mais tous sont sủ le qui-vive. Hier, je me suis promenée avec des amis dans un parc désert alors qu'il est normalement bondé. Les écoles sont fermées. On ne sait plus comment les choses vont évoluer.
Je vous embrasse"
N’empêche : nous avions de quoi être inquiets, à suivre de loin ce qui se passait en Chine, puis ce qui a commencé à advenir en Italie.
Du côté de ma maman ? Elle ne nous parlait jamais, au téléphone, de toutes ces histoires lointaines ; ça n’arrivait qu’aux Chinois, qu’aux Italiens. Non qu’elle soit égoïste, mais j’ai l’impression que passé un certain âge, les territoires ne sont plus les mêmes... Je précise que j’habite à 469 kilomètres de chez elle. Nous nous écrivions assez souvent, avant l’épidémie, parfois même nous échangeons des mails, même si elle oublie un peu comment fonctionne son ordinateur, et surtout, bien sûr, nous utilisons le téléphone. Désormais, de façon quasi quotidienne.
Maman était donc plutôt protégée de cette peur, préoccupée uniquement de sa future entrée en EHPAD, à trier, dans ses affaires, se demander ce qu’elle allait emmener, garder, comment organiser ses choix. Elle me faisait rire, me touchait, même, à vouloir « tout » prendre, à envisager qu’elle pourrait glisser presque toute sa maison, une vie entière, dans un petit coffre en bois, « Mais si, Anne, en tassant bien ! » Elle passait ses journées à déplacer des piles, d’une pièce à l’autre. « Ce livre, là, il est vraiment important. Je le prendrai avec moi ! » « Et ce souvenir, bien sûr, tu comprends que je ne peux le laisser... » Chaque soir, elle me parlait de ses absences de tri. C’était presque devenu un jeu.
Et puis ma mère a tout de même pris conscience qu’il se passait quelque chose. Elle habite en Lorraine, et – vous avez tous entendu parler du Grand Est, de Mulhouse... une première victime est morte du Covid-19. Elle était vosgienne, maman est lorraine : le mal se rapprochait.
Je crois hélas que ma mère n’a toujours pas compris à ce jour vraiment l’étendue du problème. Elle est désobéissante... comme une femme de plus de 90 ans qui n’en fait qu’à sa tête, et n’a pas l’intention de plier, ni face à la demande de ses sept enfants, inquiets, désireux de la protéger, ni même devant ce qu’on pourrait appeler les « lois », l’obligation de rester chez soi. Elle a connu la seconde guerre mondiale.
Alors toutes ces histoires...
Demain je raconterai mes heurts, contre elle, mes difficultés à me faire entendre. C’est cela, mon journal de confinement, cela, qui me motive et me donne envie de vous rejoindre, les amis, avec « Vivre confinés ».
J’aurais dû passer ma journée à écrire ce texte, mais curieusement, il a fallu que l’appel de l’APA parvienne jusqu’à moi, mûrisse, débloque aussi les mots. Libère la parole... Que je m’autorise à raconter ces difficultés que j’ai à obtenir de maman qu’elle fasse tout pour rester en vie. Elle ne se sent pas en danger. Ne comprend pas. Ne le veut ou ne le peut pas ?
Visiblement, d’autres personnes âgées, comme elle, sont récalcitrantes. Ne mesurent pas le risque. Aurélie, mon ancienne élève qui est devenue banquière, n’en peut plus, de cette génération de plus de 80 ans, qui prend rendez-vous, pour des opérations faciles à envisager par téléphone, ou en ligne. Ces dames qui veulent presque l’embrasser, lui serrer la main. Aurélie recule, doit leur rappeler le marquage au sol, et les lèvres se serrent, les gens prennent la mouche, croient que c’est « contre eux », quand cette mesure de précaution est supposée protéger les uns comme les autres. La distanciation sociale semble incompréhensible pour des personnes un peu âgées, visiblement.
Et j’ose écrire ces mots pour un blog de l’APA, dont la moyenne d’âge des adhérents ne doit pas être particulièrement basse !
(à suivre...)