Écrire pour ouvrir une porte
Journée presque normale, c’est-à-dire chez E comme Écriture, mon lieu de travail, après un jogging au bord du lac. Journée avec des lectures professionnelles qui font du bien, amenant de l’épaisseur et de la beauté à mes réflexions. Gaston Bachelard, d’abord, dans La poétique de l’espace, mentionne George Sand rêvant au bord d'un sentier au sable jaune. Elle écrit : « Qu'y a-t-il de plus beau qu'un chemin ? C'est le symbole et l'image de la vie active et variée. » Et je comprends mieux mon sentiment déprimé à traverser la ville sur des chemins vides. Mon chemin quotidien n’est plus image de rien. Le même Bachelard, comme pour m’encourager, parle de « l'insomnie, mal des philosophes », j’arrive à me réjouir des réflexions qui ne manqueront pas de m’attendre sur mes chemins nocturnes.
Puis Françoise m’envoie un lien pour écouter une lecture de Guillevic, le poète breton. Ça dure deux minutes, précise-t-elle dans son mail pour m’inciter à prendre ce temps. Réussi : je l’écoute, et plutôt trois fois qu’une, transcrivant ces citations tirées de L’Art poétique : « Si je n’écris pas ce matin, je n’en saurai pas davantage. Si je n’écris pas ce matin, je ne saurai rien de ce que je peux être. (…) Si j’écris, c’est pour ouvrir une porte. Le plus curieux : j’ignore à quel moment se fait cette ouverture. D’ailleurs, ce qui se lève, c’est peut-être un rideau. (…) Quand j’écris, c’est comme si les choses, toutes, pas seulement celles dont j’écris, venaient vers moi. »
Et la journée continue avec Fabrice Lucchini, cité par Chantal, qui récite les Fables de La Fontaine. Dans L’Ours et l’amateur de jardins, ces vers qui font peur : « la raison d'ordinaire / n'habite pas longtemps /chez les gens séquestrés »… mais ce soir on se « déséquestre »… c’est-à-dire qu’au lieu de monter chez Chantal lui porter une portion de mes inventions culinaires, nous l’avons invitée et elle traversera la rue vers 19h. Nous vivons face à face, elle n’est pas malade de ce virus, nous non plus, nous faisons tous très attention et nous tiendrons nos distances autour de la grande table de la cuisine pour manger le saumon gravlax qui marine depuis deux jours. À nous le repas suédois ! À nous un semblant de vie comme avant !
Emmanuelle R. 25 mars 2020 mercredi