Une journée dans les Grands Canyons
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Les jours se suivent dans ma cabane des Grands Canyons. Je me suis aménagé un poste d’observation en hauteur dans ce refuge qui sert aux guetteurs depuis des générations.
Aujourd’hui le temps est gris, le vent souffle la misère.
Ce matin, il y a eu une grande agitation du côté du village des Mondiens Pueblos - des agriculteurs, heureusement pacifiques.
Un vieil homme entreprend la préparation d’un carré destiné à la Culture Harmonieuse, comme leurs mythes fondateurs les y obligent ; une femme fauche les herbes, pourtant peu hautes, à l’aide d’un chariot dont provient un vrombissement d’abeilles dérangées.
En bas à gauche, dans un autre enclos, une femme âgée enveloppée d’un tissu multicolore (une chasuble cultuelle ?) enseigne les rudiments de la Culture Harmonieuse à un jeune garçon peu enthousiaste.
Plus loin, aux limites de la vue humaine, une silhouette sombre sur une crête, tournant lentement sur elle-même, me rappelle la violence dont ce territoire est coutumier. Il s’agit sans doute d’un guetteur de la redoutable tribu mondienne des Jicarillas. Mon Dieu, ils sont si près !
Je me rassure en me disant que ma cabane est soigneusement dissimulée sous un ressaut de la falaise.
La vie animale est omniprésente pour peu que je demeure immobile et caché. J’ai trouvé le tipule ce matin au réveil, posé sur le papier huilé qui obture tant bien que mal l'unique fenêtre. Depuis, il n’a pas bougé. Que fait-il là ? Dort-il ? Pense-t-il au moins ? Sans doute pas. Dans ma solitude, j’éprouve soudain un sentiment de fraternité pour cet insecte sans conscience. Nous sommes du même bord.
J’ai découvert dans le réduit qui me sert de garde-manger, sans doute oublié là par un précédent guetteur, un sachet de pastilles blanches, portant des signes d’une langue inconnue de moi. La matière est dure et sucrée. Je ne peux plus m’en passer quand la solitude m’étreint.
Un grondement suivi de plusieurs furieuses secousses ont mis fin brutalement à mon songe. Je suis sorti de la cabane. De la poussière blanche obscurcissait les alentours. À quelques mètres, dans la pente, j’ai vu une faille qui n’était pas là auparavant. Je me suis approché : la matière même de la roche semblait s’être désintégrée, ouvrant une gueule menaçante sur des profondeurs obscures. Mon monde était-il en train de se dissoudre ? Quelles catastrophes l’avenir me réservait-il ? Tremblant d’effroi, je me précipitai dans la sécurité illusoire de la cabane.
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Michel