Carnet de voyage immobile
C’est comme pendant les grandes vacances d’été quand on était enfant : on ne sait plus quel jour on vit. Ou comme les très vieux dans leur maison de retraite, qui ne différencient plus jeudi de mardi, encore moins dimanche de vendredi. J’ai cru tout le jour qu’on était mercredi 20. Pas du tout, on est jeudi 19 mars. « C’est la St-Joseph, le jour où les petits oiseaux se marient », disait ma grand-mère. Ces derniers jours, j’ai vécu un double confinement, ou demi, selon la théorie du verre à moitié vide ou à moitié plein. Je me baladais – seule, les mains dans les poches, sans rien toucher, sans parler à personne – entre chez moi et mon atelier. Je disais que c’était salvateur, que j’avais besoin d’un lieu pour travailler. Or, ce matin, je me suis rendue à l’évidence : je n’ai plus de travail.
La Suisse compterait 600 000 indépendants… et moi, et moi, et moi qui ne suis pas si malchanceuse. Ai passé une partie de la matinée à faire mes comptes, paiements et facturation, tableau Excel du manque à gagner, rappels, etc. Sans aide extérieure, j’ai de quoi tenir deux mois presque et demi. C’est énorme, visiblement. Certains (qui ont des employés) parlent de la fin du mois. Mais la fin du mois, c’est la semaine prochaine ! Bref. Je me suis organisé un bureau chez moi et mon homme a organisé le sien dans la pièce d’à côté. L’intonation de sa voix traverse le mur. Je ne comprends pas ce qu’il dit, mais j’entends qu’il téléphone et me laisse bercer par cette fréquence grave qui m’a toujours plu. Le charme se rompt à l’instant où nous sortons de nos bureaux respectifs : la conversation ne tourne qu’autour de ÇA. « Tout ce qui est dégueulasse porte un joli nom », chantait Allain Leprest dans les années quatre-vingts. Acide et calice, cicatrice et cyclone, ouragan et camisole… J’avais ajouté ascite et péritoine à la mort de ma mère ; aujourd’hui, nous ajoutons confinement et corona à cette liste sans fin.
Pour ne pas trop me lamenter (ça pourrait être pire), j’ai fait des pop-corn (décidément, la référence aux vacances d’enfance est tenace). Tant qu’à regarder la télé le soir à la maison, autant que ce soit rigolo. J’ai aussi commencé un carnet de voyage immobile ou un journal de confinement tenu dans un livre de photos du Tibet des années 1950, histoire de revivre mon voyage himalayen de cet été. Le carnet de voyage ou l’art d’étendre le temps.
Emmanuelle